Homélie du 28 avril 2019, dimanche de la divine miséricorde

par Francis ROY, diacre

L’angoisse changée en paix, la tristesse devenue joie, l’enfermement brisé par la présence, l’effroyable déception traversée d’un souffle de confiance, la faiblesse humaine transfigurée par la force du pardon, les temps nouveaux sont advenus : Christ est ressuscité ! Son souffle divin recrée l’humain dans l’amour du Père pour inaugurer la nouvelle création : « De même que le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie. »

Parole étonnante ! Parole incroyable comme le montre la réaction de Thomas. La mission confiée par le Ressuscité à ses disciples est identique à celle qu’il a reçue du Père. Les disciples respirent le même Souffle divin que Jésus. L’Esprit d’amour filial leur est communiqué pour transmettre au monde la paix capable de surmonter la mort et le péché. La Vie nouvelle dans le souffle de l’Esprit est résurrection de la confiance, certitude de l’amour de Dieu, expérience de son pardon, dynamique de réconciliation envers tous.

Mais comment s’ouvrir à une telle Vie ? Comment obéir à l’ordre que Jésus adresse à Thomas : « Cesse d’être incrédule, sois croyant. » Bienheureux sommes-nous déjà si nous entendons cette parole quels que soient les doutes qui nous habitent. Notre présence en cette église, à cette célébration est déjà l’indice d’un désir, d’une quête, d’une ouverture à l’inimaginable amour. Bienheureux sommes-nous si nous avons le désir de croire en la Vie plus forte que la mort, d’espérer en l’amour plus certain que le péché, d’accueillir la miséricorde au plus intime de nos refus et de nos peurs. Les récits d’apparition du Ressuscité montrent que la foi est un chemin, un passage progressif du doute à la confiance sous l’emprise d’une paix plus profonde que l’angoisse. Obéir à la Parole de Jésus, c’est avant tout accepter d’être en chemin et de l’être sans cesse. La Vie nouvelle est itinérance. Certes, il y a des moments forts sur ce chemin, des rencontres décisives, des engagements déterminants, mais ce ne sont jamais des aboutissements ; bien au contraire, chaque fois c’est un nouveau commencement. Et n’oublions jamais que « Commencement » est l’un des noms de la Résurrection.

La rencontre du Christ nous envoie vers les autres. L’Esprit du Père nous est communiqué pour rencontrer en chacun, en chacune, un frère, une sœur infiniment aimé et pardonné. Mais la question rebondit cependant ? Qu’est-ce qui permet d’accéder à cette nouvelle naissance dans l’amour du Père ? Comme toute naissance, cela nous échappe totalement. Les disciples au matin de Pâques ne s’attendaient pas à revoir leur Maître, tant leur désillusion était totale. Lorsque Jésus survient à l’improviste, lui seul prend la parole et pose des gestes symboliques. Les disciples restent muets, envahis cependant par une paix inattendue. Rien ne dépend de nous, sinon cette reconnaissance du Seigneur à la vue de ses plaies, mais ce point est décisif. Cela signifie que cette rencontre ne tombe pas du ciel.

Elle s’inscrit dans une histoire, celle du compagnonnage de Jésus avec ses disciples jusqu’à son arrestation et sa mise en croix. Le Ressuscité est le Crucifié qu’ils ont abandonné et trahi. Ces plaies rappellent leur défection face à la violence et à la haine du monde. Ces plaies incarnent la fidélité de Dieu dans le Fils donné et pardonné. Elles inscrivent l’éternité de l’amour dans notre histoire humaine. Les disciples ont alors accepté librement de devenir les messagers du pardon de Dieu. A leur suite nous sommes appelés à renaître à la confiance en reconnaissant le Ressuscité par-delà nos échecs, nos souffrances, nos enfermements. Le Christ n’hésite pas à nous dire : « Soyez généreux comme votre Père est généreux. » (Lc 6, 36). Par cette injonction, le Christ nous demande de devenir comme Dieu lui-même. C’est une exigence dont on mesure difficilement la portée. Elle donne à comprendre sans la moindre équivoque que l’être humain possède en lui une aptitude originelle à la charité. À nous, sur notre chemin vers Dieu, de la déployer dans toute sa mesure. Pour bien le rappeler aux chrétiens, le pape François a voulu que 2015 soit l’année de la Miséricorde.

Comme chrétiens, nous avons tendance à considérer l’appel à la charité comme s’appliquant d’abord à la relation avec les autres. Pourtant, il est tout aussi important de déjà se l’appliquer à soi-même. Car c’est précisément ce que nous n’aimons pas chez nous, ce qui nous répugne, nous fait honte ou nous irrite, qui en a le plus besoin. Jean Tauler, le théologien dominicain du XIV siècle exhorte à être miséricordieux envers son « fumier », et il recourt à une image

pour expliquer la transformation profonde qui s’accomplit alors. « Le cheval, dit-il, laisse tomber son fumier dans l’écurie, et bien que ce fumier soit sale et répande une odeur désagréable, le même cheval traîne pénible ment dans un chariot ce fumier dans les champs, où il fait pousser le blé merveilleux et généreux, le vin doux et velouté, qui jamais ne pousseraient s’il n’y avait pas de fumier. Eh bien ! Le fumier, ce sont tes défauts propres que tu n’arrives pas à éliminer, à surmonter. Porte-les avec simplicité mais avec constance et courage sur le champ de la volonté toute bienveillante de Dieu. Répands ton fumier sur ce noble champ, attends avec sérénité, tu verras pousser alors sans aucun doute des fruits exquis. »

De même que la terre absorbe le fumier, ainsi, dans la méditation le présent m’absorbe avec tout ce que je n’aime pas chez moi. En me tournant vers Jésus avec mon fardeau, c’est-à-dire tout ce que je rejette, tout ce qui me rebute et demande à être réconcilié, je deviens réceptif à la miséricorde de Dieu. J’apprends à me traiter moi-même avec indulgence en ne me préoccupant plus des jugements dévalorisants qui me viennent à l’esprit. Ce qu’il y a d’étonnant, dans l’image de Jean Tauler, c’est que ce fameux fumier dont je voudrais tant me débarrasser non seulement favorise la pousse de fruits savoureux, mais plus encore en est la condition préalable. Les nobles fruits, sur notre chemin vers Dieu, ont nom compassion, patience, sérénité, bienveillance, et profonde compréhension de notre réalité humaine. Leur mûrissement se fait dans le silence et parfois aussi dans la douleur, tandis que s’accomplit en profondeur le processus de réconciliation, car c’est un travail long, prenant et souvent rébarbatif !

Mais la connaissance de soi, la réconciliation, la miséricorde envers moi-même et l’estime de soi qui en est le fruit n’ont pas pour fin en soi la réalisation de ma personne ; non, elles agissent au bon endroit lorsqu’elles m’ouvrent à mes semblables et à Dieu.

La nouvelle naissance est ce consentement libre à notre fragilité pour accueillir en elle la Vie en plénitude, celle qui révèle en Christ l’amour au-delà de tout jugement. Exposer ainsi au souffle du Ressuscité nos impuissances les plus profondes face au mal de la vie, c’est lever vers Dieu un regard d’enfant, c’est croire que tout est possible, que rien ne saurait

être perdu. Pour cela, il suffit d’un mot, d’un simple oui murmuré au plus secret de soi dans la joie d’une gratitude inespérée.

Un oui, un simple oui, confié comme un oiseau au souffle de l’Esprit ouvre l’espace d’une rencontre inoubliable dans la transfiguration de notre être blessé : « Cesse d’être incrédule, sois croyant. » Thomas n’a pas touché les plaies de Jésus, mais il s’est laissé rejoindre par le Christ au plus secret des siennes jusqu’à s’écrier : « Mon Seigneur et mon Dieu ! »

28 avril 2019 |

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