Dans l’évangile de saint Jean que nous venons d’entendre, celui-ci ne relate pas l’institution de l’eucharistie comme les trois autres évangélistes. Pourquoi ? C’est peut-être pour nous faire comprendre que le geste symbolique du lavement des pieds n’est pas autre chose que le partage symbolique du pain et du vin. D’un côté comme de l’autre, le Fils de Dieu se donne totalement et réellement pour que nous ayons la vie. D’un côté comme de l’autre, il nous rétablit dans une paix profonde avec Dieu, avec nous-mêmes et entre nous. D’un côté comme de l’autre, il fait signe vers la croix, le sommet de son amour pour le Père et pour nous, la source de toute réconciliation à venir après sa résurrection d’entre les morts.
Écoutons mère Thérèse de Calcutta qui a écrit : « Chaque jour, je communie deux fois. D’abord à l’église, en participant à la sainte eucharistie. Ensuite dehors, dans les rues de Calcutta, chaque fois que je touche un pauvre ou un mourant. »
Trop souvent, ces « deux communions » sont séparées dans nos vies ! Ou bien nous célébrons avec ferveur le sacrement de l’eucharistie les dimanches, et nous oublions de mettre en pratique l’amour de Jésus en semaine. Ou bien nous nous consumons dans les multiples services que la famille, la profession ou la société nous demandent, et nous oublions Celui qui nous permet de les rendre, Jésus-Christ.
La communion au corps et au sang du Christ n’est pas forcement physique, elle peut être spirituelle. Cette « découverte » faite lors de l’accompagnement des personnes divorcées-remariées a été pour moi merveilleuse. Les moniales chez qui nous travaillions avec l’équipe de suivi de cette pastorale nous avaient demandé de leur partager nos recherches et nous leur avions confié cette proposition de « communion spirituelle » aux personnes à qui l’Église demandait de ne plus recevoir le corps du Christ. Revenant un an après dans cette communauté pour continuer nos travaux, elles nous relatèrent qu’après de longs débats en communauté sur le sujet, elles avaient décidé que toutes les fois où un célébrant ne serait pas présent pour assurer l’eucharistie, elles communieraient spirituellement devant l’ostensoir. Et elles nous ont affirmé que cette pratique avait été pour elles un merveilleux renouveau de leur spiritualité.
Et quel moment de grâce pour moi, quelle « communion » lors des obsèques de Xavier, handicapé, avec cette « aura d’amour », cette litanie d’amour des frères et sœurs, des neveux et nièces pendant la célébration et la mise en terre !
Alors, prenons peut-être le temps aujourd’hui de redécouvrir en profondeur les deux symboliques de l’eucharistie et du lavement des pieds. Demandons à l’Esprit-Saint de nous ouvrir les yeux et le cœur pour être unifiés dans la vie de foi à la suite de Jésus, dans l’action et la contemplation, le service et l’adoration.
Quand saint Paul rapporte fidèlement la sainte Cène dans notre seconde lecture : « moi, Paul, j’ai moi-même reçu ce qui vient du Seigneur et je vous l’ai transmis– et il insiste bien, qu’il ne retranche ni n’ajoute rien au récit des témoins oculaires -, il nous montre d’abord Jésus qui rend grâces à Dieu. Dans cette action de grâces, sur laquelle nous aurions tendance à passer rapidement sans y faire attention, quelque chose d’essentiel s’exprime. Jésus vit toujours en relation étroite avec Dieu qu’il prie comme son Père. Au moment crucial de sa vie sur terre, il est tout entier tourné vers celui de qui il tient tout et à qui il veut tout rendre. Même le pain sans azymes, qui n’a rien d’un aliment exceptionnel, et le vin de la fête sont pour lui l’occasion de dire merci. Toute réalité, aussi humble soit-elle, est un don de Dieu. Ce que Jésus fait dans le partage du pain et du vin, comme tout au long de sa passion, il le fait au nom de son Père et pour lui rendre gloire.
L’eucharistie est cette utopie de l’amour qui déjà prend corps autour de nous. Elle en est la source et la figure fondamentale.
C’est cela qu’exprime aussi le lavement des pieds que saint Jean nous rapporte. Aimer l’autre, lui ouvrir tous les chemins de vie possibles, c’est passer nécessairement par l’humble service et l’abaissement. C’est quitter le vêtement d’apparat, se nouer un linge autour des reins et faire le tour des convives avec la bassine d’eau. C’est, à l’inverse, se laisser faire : reconnaître qu’on a bien de la poussière aux mains et aux pieds, que l’on n’est pas pur entièrement. C’est accepter d’être servi par plus grand que soi et entrer ainsi dans la communion universelle établie gracieusement par l’amour surabondant du Seigneur.
Humilité de Dieu qui s’agenouille devant ses créatures, humilité de Jésus qui lave les pieds de ses amis, même à Judas, nécessaire humilité des disciples aussi qui reconnaissent que l’essentiel leur est donné par Jésus et par la foi en lui, et non pas obtenu par leurs propres forces. Ce que Jésus nous a montré ce soir là c’est le don d’amour reçu de son Père qu’il nous faut imiter et transmettre en le partageant entre frères et sœurs.
Si le besoin de rencontre avec le Christ dans son repas eucharistique remplit nos vies, si nous ne nous servons pas des autres pour notre propre bénéfice, fût-il spirituel, mais si nous imitons l’abaissement plein d’amour de Jésus pour chacun de nous, alors nous communions déjà à la vraie vie, la vie de Dieu même. Si cette veine irrigue nos peines et nos enthousiasmes de tous les jours, alors le royaume de Dieu se construit réellement. Et cela malgré les inévitables désillusions, découragements et obstacles ou plutôt à travers eux, car tout service d’amour est aussi chemin de croix. Mère Thérèse de Calcutta l’a durement expérimenté elle-même, mais sa « double communion » quotidienne lui a permis de persévérer dans la voie de l’amour et du service et, même, d’y accomplir des miracles au quotidien. Merci, Seigneur, de nous aider avec nos faiblesses, à essayer de l’imiter.
Amen.
Francis ROY, Diacre