* homélie des 15 et 16 mai 2021

par Francis ROY, diacre

Il y longtemps, bien longtemps maintenant, lors de l’entrée au monastère bénédictin d’une de mes belles-sœurs qui fête dans quelques jours son jubilé de cinquante années de profession, je me souviens de ma rencontre avec cette communauté de moniales. Je pensais :  » Elles sont complètement coupées du monde ! « . J’ai petit à petit découvert au contraire qu’elles étaient incroyablement branchés sur le monde, au courant de tous les événements importants sans être noyées par le superficiel, portant ce monde dans leur prière, accueillant ce monde, car on venait chez elles prendre du recul avec leur aide et on pouvait laisser décanter les événements.

Oui, il n’est pas si simple pour nous d’être bien dans ce monde, les pieds sur terre, sans fuir en avant et sans à l’inverse se perdre dans les tourbillons des modes. Et alors que ce n’est pas si simple, voici que Jésus semble compliquer l’affaire dans l’évangile de ce dimanche en déclarant :  » mes disciples ne sont pas du monde, de même que moi je ne suis pas du monde.  »

Comment comprendre cette provocation ? Eh bien je regarde comment Jésus se comporte tout au long de l’Évangile. Il ne cesse d’arpenter son monde et d’établir de nouveaux contacts. Il parle aux gens de leur vie ordinaire : l’argent, le travail, les relations quotidiennes. Il ne fuit absolument pas ce monde, mais d’un autre côté il est bien souvent un signe de contradiction. Les lépreux, les malades, les pécheurs, les étrangers, il les approche, il les touche, tandis que les gens  » bien comme il faut  » ne veulent pas même le voir. Il dénonce avec force l’hypocrisie de certains puissants de son époque. On voudrait faire de lui un roi, on voudrait faire de lui un magicien ? Il revendique d’être simplement l’envoyé du Dieu très bas. Ainsi, lorsqu’on voit comment Jésus agit tout au long de l’Évangile, on comprend mieux : Jésus, après sa mort sur la croix et sa résurrection, va quitter ses disciples. Ses dernières recommandations portent sur la manière d’être dans ce monde.  » Mes disciples ne sont pas du monde, comme je ne suis pas du monde « , dit-il, mais d’un autre côté, dans sa prière, il dit au Père :  » De même que tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde.  »

Une première clef de compréhension est là : être non pas du monde, mais dans le monde. Non pas sous la dépendance du monde, de ses courants et de ses modes, mais dans le monde, dans la pâte de ce monde et au service de ce monde loin des rêves ou de l’enfermement dans une tour d’ivoire.

Et puis voici une deuxième clef de compréhension : si nous sommes envoyés dans le monde, c’est donc que nous sommes porte-parole de celui qui nous envoie. Nous sommes porteurs de la parole qui vient de Dieu. C’est comme cela que je comprends les paroles de Jésus que nous venons d’entendre :  » Père saint, garde mes disciples dans la fidélité à ton nom… Consacre-les par la vérité. Ta Parole est vérité.  »

Ce que je comprends dans le texte d’aujourd’hui c’est que si je veux être fidèle à Dieu, je dois trouver une position d’équilibre pas toujours facile j’en conviens. Ne pas fuir ce monde, ne pas être ballotté par les  » prêts à penser  » qui viennent du monde prétendument branché, trouver le moyen d’être dans ce monde porte-parole de Dieu qui crée ce monde, aime ce monde et désire ce monde libre !

« Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ».

L’amour qui doit commander la vie de l’humanité selon la révélation que nous en donne le Christ est un grand mystère, caché aux sages et aux savants a dit Jésus, mais qui touche et bouleverse les petits, les tout petits, comme Jésus, ceux qui s’abandonnent et se confient à ce qui leur échappe et les déborde complètement.

En effet, ce commandement de l’amour par Jésus, nous met devant un abîme, puisqu’il s’agit de nous aimer les uns les autres comme Jésus nous a aimés et que Jésus nous a aimés comme le Père l’a aimé. Nous sommes donc appelés à nous aimer les uns les autres comme le Père aime le Fils, c’est-à-dire dans la profondeur insondable de l’Esprit de Dieu, l’Esprit Saint, qui est tout autre chose que le sentiment d’aimer.

Cet Esprit d’amour qui s’est exprimé pour nous à travers toute la vie, la mort et la résurrection de Jésus, se donne par une initiative paternelle, originelle, sans retour, sans condition : « Tu es mon Fils bien-aimé, en toi j’ai mis tout mon amour ». Et Jésus dont la vie tout entière repose sur cette Parole du Père, nous dira : « Soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait… Aimez vos ennemis. »

Nous voyons bien ici en quoi l’Esprit d’amour qui nous est donné pour commander notre vie transcende le seul sentiment d’aimer avec lequel nous le confondons sans cesse. Je peux aimer un ami, à l’égard duquel j’ai ce sentiment. Mais comment aimer un ennemi, à l’égard duquel j’ai justement le sentiment contraire, de la haine.

Jésus lui-même témoignera de cet amour sans retour au-delà de tout sentiment quand il attendra Judas dans le jardin des Oliviers. Il l’attend avec cet amour du Père qui ne peut se reprendre mais non sans avoir dit à son Père : « Pas ce que je veux, mais ce que tu veux ». Comment Jésus, à moins d’être malade, pouvait-il avoir un sentiment d’amour pour le traître, mais il a aimé l’homme Judas jusqu’au bout, comme le Père l’a aimé.

« Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés, comme le Père m’a aimé ».

Cet amour peut donc nous commander ce que nous ne voulons pas. Mais c’est l’Esprit qui nous commande et non pas une loi extérieure vis-à-vis de laquelle il s’agirait d’être en règle. Et si Jésus obéit, dans le sang et les larmes, c’est à ce que lui commande son Père dans l’intimité inimaginable de l’Esprit.

L’amour ne peut nous commander que de l’intérieur, là où la présence d’un autre me touche, au-delà de toute image que je peux projeter sur lui, à l’extérieur. Si je crois aimer quelqu’un parce que j’aime son image, je suis dans ce que la Bible appelle l’idolâtrie et cet amour imaginaire va être mis à l’épreuve par la vie.

Car le propre de l’amour, de l’Esprit Saint, est de faire de la présence de l’autre en moi, une présence unique, comme celle du Fils unique pour le Père. Comme le Père m’a aimé… aimez-vous les uns les autres. L’unique, c’est ce qu’est l’un pour l’autre dans l’amour, dans l’Esprit, et c’est cette œuvre de l’amour qui fait, entre nous, l’humanité, la véritable humanité, à l’image de Dieu.

Nous avons entendu l’écho d’une telle rencontre entre l’un et l’autre où l’Esprit fonde l’humanité dans le Christ. C’est celle de Pierre et du Centurion Corneille, dans les Actes des Apôtres. Il n’y avait pas spécialement de sentiment amical entre un centurion romain et un pêcheur de Galilée. Et pourtant l’Esprit d’amour a commandé leur rencontre malgré le mouvement de retrait effrayé de Pierre à l’idée de partager l’intimité de l’Alliance divine qui fait le peuple élu avec un païen. Mais l’Esprit du Christ a commandé cette rencontre dans le cœur de l’un et de l’autre, afin que l’un et l’autre se reconnaissent comme Dieu les connaît, uniques pour le Père, unique l’un pour l’autre à travers le pardon de toute une histoire de haine. Pierre parlait encore quand l’Esprit Saint s’empara de tous ceux qui écoutaient la Parole. Tous les croyants qui accompagnaient Pierre furent stupéfaits, eux qui étaient juifs, de voir que même les païens avaient reçu à profusion le don de l’Esprit Saint. »

Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés.

Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous et que vous soyez comblés de joie.

17 mai 2021 |

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