Trois Homélies pour Pâques

Messe du Jour de Pâques, sur l’Evangile de Jean, chap. 20

Au moment où se passe l’Évangile que nous venons de recevoir, l’apôtre Jean était un garçon de 18 ou 20 ans, Pierre devait avoir une petite quarantaine d’années. Ils étaient avec Jésus depuis environ trois ans. Entre eux, une solide amitié avait eu le temps de naître, comme avec le reste du groupe des disciples. Avec leur maître, ils avaient déjà vécu des moments très forts et exaltants. Il y avait du dynamisme à être avec lui malgré des instants difficiles où les gens en place leur reprochaient d’être des marginaux. Ils formaient une petite équipe, qui parfois se chamaillait, qui se faisait souvent rectifier par leur chef de groupe. Mais lui, toujours, savait les défendre et les former. On était sûr, avec lui, d’aller loin.

Mais la route venait de se briser de façon lamentable, dans l’injustice la plus honteuse. Leur maître avait subi un procès truqué, où lui-même n’avait pas réagi, et cette passivité faisait un deuxième élément qui ne passait pas dans leurs esprits. Ils étaient tous piégés par les événements et ne croyaient plus en l’avenir. Ils étaient enlisés dans le présent, et le présent était trop lourd et trop odieux.

Et ce matin, les choses se sont compliquées d’une information encore plus déroutante : on a dû déplacer le corps de Jésus, il n’est plus possible de lui rendre les hommages funéraires. L’agitation est extrême chez tous les disciples

« Jardinier où l’as-tu mis son corps ? »

–Mais  le corps d’un pauvre n’a pas beaucoup  d’importance ! … On n’a pas à lui rendre les hommages funéraire officiels et rituels … un pauvre, cela se déplace comme on veut…

Donc, Pierre et Jean courent jusqu’au cimetière. Et c’est là que tout va changer.

Au lieu de se précipiter pour regarder de façon impatiente, Jean, le plus jeune, arrivé le premier, attend. Respect de l’autre, respect de sa lenteur, peut-être aussi respect de la place que Jésus avait accordée à Pierre. Au lieu de l’urgence à répondre à sa curiosité, Jean a mis la priorité dans le respect de l’autre.

En cela, il se manifeste bon disciple de ce maître qui avait toujours fait un absolu d’être véritable serviteur.

En cela, il a déjà reçu une parcelle de Jésus. On dira plus tard que de la résurrection a commencé en lui. Et cela est à retenir pour nous.

Ensuite l’un et l’autre des deux disciples regardent. Ils explorent les lieux, et les lieux leur parlent. Les lieux disent de l’ordre et du calme. Ils contredisent l’agitation et la retournent en réflexion.

Et c’est comme quand Jésus avait donné l’exemple de partir prier dans les montagnes, tout seul, quand tout le monde voulait faire de lui un chef. Plus il y avait de bruit, plus Jésus avait besoin de silence.

… En Jean, Jésus avance doucement. En nous aussi, sans doute, peu à peu. Sa présence devient tout autre chose que physique ou palpable. La présence de Jésus devient l’intelligence du cœur… Nous  commençons peut-être và  percevoir ce qu’est la Résurrection…

… Jean se rappelle aussi qu’il vient d’y avoir la Pâque –celle que nous appelons maintenant la 1° Pâque : celle de Moïse et de la libération… il comprend qu’elle est juste située entre le vendredi de la mort de Jésus et ce dimanche matin … Les lumières du jour commencent à poindre nous dit l’évangile … En nous aussi … les événements sont peut-être bien liés ensemble … tout ce qu’avaient annoncé les prophètes sur un serviteur fidèle de Dieu s’est trouvé réalisé ce vendredi en Jésus : il est le pauvre de Dieu qu’on a raillé, mais dont la parole et l’action peuvent concerner jusqu’aux bouts du monde.

La Résurrection serait alors la clef de compréhension des choses … elle permettrait de faire l’unité dans l’histoire de nos vies …

… l’unité quant au reste du monde

… l’unité quant aux relations entre les humains

… l’unité quant aux relations des humains avec l’Éternel

La résurrection est ce qui permet de tout lire ensemble et de tout comprendre, la pièce majeure qui achève le puzzle de nos vies.

Elle est  le miroir dans lequel la peinture étrange de notre monde –comme en une anamorphose — trouve sa cohérence et sa clarté.

Le psaume disait que Jésus est la pierre rejetée par les bâtisseurs, qui est devenue la pierre d’angle. C’est sur lui que toutes nos constructions doivent s’ajuster pour ne pas s’effondrer. Sa résurrection est la clé de voûte du bâtiment : ce qui fait tenir ensemble et qui donne son sens à chaque détail.

Elle est l’appel à partir au plus vaste et au plus profond c’est elle qui donne l’espace, l’ampleur et le Souffle.

Nous sommes faits par la résurrection et pour la résurrection. Et créés par elle.

Dieu soit béni.

père dominique nicolas

 

Veillée pascale du 15 avril 2017, Carmel de Flavignerot, Claude Compagnone, Diacre

Matthieu 28, 1-10

Marie de Magdala et Marie la mère de Jacques sont donc là, en ce matin naissant du dimanche. Les évangélistes Matthieu, Marc et Jean disent combien en ces derniers jours de tumultes, de cris et de larmes, leur présence a été constante auprès de Jésus. Ce sont des femmes du lointain. Elles sont venues de Galilée, ce pays au Nord, au-delà de la Samarie, à la suite de Jésus. Elles ont abandonné leur vie passée pour le suivre, pour le servir, lui, le fils du charpentier, lui qui a annoncé un royaume nouveau, un monde de pardon et d’amour, lui qui leur a promis la résurrection.

Femmes du lointain, elles le sont restées jusqu’au bout ces derniers jours. On ne leur a pas laissé de place au cœur de la mêlée. Comme nous le disent les évangélistes, elles assistent de loin à la mort du Christ sur une croix. De même, lorsque la pierre du tombeau est roulée et scellée, elles sont là, assises face à l’entrée de la dernière demeure de l’être aimé. Elles sont en marge du tourbillon des hommes qui vient d’emporter le Christ, mais leur esprit et leur cœur sont rivés sur lui.

Jérusalem a été en ébullition. La foule hideuse, pure énergie, bloc dénué de raison, a tranché. On vient de vite juger, condamner et exécuter un fauteur de troubles. Un de plus. Pour la cité de Jérusalem, il y en a eu d’autres et il y en aura encore d’autres. Ce matin de Pâques le vacarme s’est tu. Le calme est revenu. La discrétion du jour naissant semble faire corps avec celle de ces femmes qui se mettent en chemin ce dimanche matin.

Ce sont elles les derniers témoins du Christ, ce sont elles ses derniers fidèles, ce sont elles qui tiennent le fil de toute l’histoire. Tout est fini et pourtant elles sont là, pour honorer le corps de celui qu’elles ont aimé. Elles ne sont pas dans la prison de la déception de ce qui serait l’échec du Christ, mort crucifié. Elles sont là pour lui, au-delà de cet échec apparent, alors que les apôtres ont disparu…

On imagine ces femmes du lointain se mettre en route ce matin, par fidélité jusqu’au bout, dans ce pays qui n’est pas le leur, où tout est étranger, où l’hostilité des autres a été hurlante. On les imagine ces femmes, exténuées par les événements de ces derniers jours, craintives et abattues par la douleur de la perte de l’être aimé.

Contrairement à Marc et Luc qui nous indiquent qu’elles viennent avec des huiles pour embaumer le corps, Matthieu nous dit qu’elles viennent tout simplement « voir le tombeau ». Elles viennent pour être des témoins jusqu’au bout. Savent-elles ce qui va se passer ? Sans doute que non. Tout est trop gros pour elles : cette lourde pierre devant le tombeau, la force de ces gardes qui barrent le passage, cette haine qui s’est déchainée contre le Christ, ce pays qui n’est pas le leur. Et malgré tout, elles y vont.

Et c’est là que tout bascule. Parce qu’elles sont là. Alors que pour tous, tout s’est fini à la mort du Christ, alors que sa dépouille a été abandonnée dans un tombeau proche du Golgotha, pour elles, pour ces témoins fidèles que sont Marie de Magdala et Marie mère de Jacques, un retournement du sens de l’histoire se réalise.

Elles sont venues voir et finalement elles vivent une double rencontre. Cette double rencontre est racontée par l’évangéliste en quelques mots, dans une espèce de fulgurance. C’est un surgissement qui s’opère : la vie pleine, généreuse et abondante explose. Le sens réel des choses se dit en un éclair, en un éblouissement, comme une évidence qui tombe et transforme toute chose.

Les femmes vivent une double rencontre : avec l’ange et, ensuite, avec le Christ. L’ange est fulgurance : tremblement de terre, éclair et blancheur du vêtement l’accompagnent. L’ange est puissance : il terrasse les gardes et rassure les femmes. L’ange est orientation : il dit aux femmes ce qui s’est passé et ce qui va se passer, il leur donne le sens des choses. L’ange est annonciation : comme avec Marie, il dit la rencontre qui va suivre avec le Christ. L’ange est transformation : alors que les femmes viennent prudemment au tombeau, craintives et ravagées par la douleur, elles repartent en courant « remplies tout à la fois de crainte et d’une grande joie ».

La crainte ne les quitte donc pas suite à cette rencontre extraordinaire qu’elles viennent de faire, mais ce n’est sans doute plus la crainte du déchaînement des hommes. C’est cette crainte de toucher du doigt le sens même de la vie à travers la rencontre du messager de Dieu tout en se sachant peu digne de cette rencontre.

Ainsi préparées, elles rencontrent ensuite le Christ. Elles savent en repartant du tombeau que le Christ est ressuscité. Cette rencontre n’a alors plus rien de surprenant : elle découle de l’annonce de l’ange. Le Christ est le Seigneur et il est vivant. A leur déplacement initial vers le tombeau par fidélité, le Christ répond par un mouvement vers elles. Il va vers elles. Et là, il les salue, il les rassure pour qu’elles n’aient pas peur et il les envoie en mission. Il veille sur elles comme elles ont veillé sur lui.

Chères sœurs carmélites descendantes de ces femmes, chers frères et sœurs en Christ, le Christ vient à notre rencontre et nous dit à travers son salut : « réjouissez-vous ! ». Sœurs et frères, exultons de joie, vivons pleinement la grâce du Christ ressuscité, abandonnons-nous en pleine confiance entre ses mains de père aimant.

Le Christ est ressuscité, alléluia ! alléluia !

Amen

Claude  COMPAGNONE, Diacre

 

à Saint-Joseph de Dijon, l’office de vigile

L’Évangile de Matthieu, tout de suite, mériterait d’être mis en cinéma. Mais avec toutes les ressources d’un film : le son et l’image, les mouvements de caméra, les incrustations. Sans parler de la qualité des acteurs. La terre se secoue, les gens courent de tous les côtés. On a des mouvements et des bruits terrifiants. Et puis, il paraît une lumière surnaturelle, un calme souverain. Tout naturellement, tout posément, un envoyé du ciel, comme fait un torero, a revêtu son habit de lumière. L’ange de Dieu s’installe sur un rocher en rupture et le dompte. Les militaires en armes, même eux, sont désarmés. Les faibles femmes, un prince les salue. Les anciennes valeurs sont déstabilisées, vacillent et de nouvelles relations s’établissent.

Ce que l’on attendait est accompli.

Flash back, Retour en arrière :

Au commencement, Dieu avait dit que les choses existent …

C’est vrai qu’il a fallu plus de huit jours à la parole de Dieu pour s’accomplir, mais elle s’est accomplie. Il a fallu quelques millénaires pour que les dinosaures deviennent des oiseaux et se mettent à chanter. Il a fallu des siècles et des millénaires pour que les humains deviennent les humains et se mettent à parler. À se parler. Il a même fallu pas mal d’années à chacun de nous pour commencer à vivre selon l’Évangile. Et si cette conscience nous amène à un peu de modestie, c’est bien, car nous savons alors espérer aussi pour les autres.

Au commencement, Dieu avait dit que ce qu’il avait fait était beau, très beau… C’est vrai qu’il lui a fallu une rude patience pour que le monde lui donne raison, et quantité de personnes disent encore le contraire. Mais il y a tout de même des personnes et des réalités en qui sa parole prend racine et s’accomplit. Il suffit de regarder autour de nous. Il y a des réalisations qui donnent corps à sa confiance. Aujourd’hui encore, quoi qu’on en dise.

Dieu a dit :

« Venez vous rassasier de choses belles et bonnes, venez gratuitement, ne vous épuisez pas, ne courez pas après le vide. Choisissez ce qui tient la route ».

Oui, il a fallu de longues marches dans les déserts à son peuple pour ne plus aller à cloche pieds entre les tentations des apparences trop brillantes, à contre-pied du vent qui vous dépouille. Il en a fallu, des prophètes, qui l’amènent, ce peuple, à être vrai, à boire à la  vraie source, à être comme son créateur l’espérait. Mais de ce peuple est né Jésus, l’homme comme Dieu le souhaitait, « à son image et à sa ressemblance ». Véridique. Clair et lumineux.

En ce fils d’homme, en Jésus, Dieu le Père s’épanouit. En lui, il y avait la parole qui donne confiance à tout homme perdu ; il y avait la parole qui rend la parole aux gens désespérément muets, avec la  même énergie et la même patience que celle du Dieu vivant. Il y avait un regard qui lisait la beauté sous tout ce que l’on croyait mort.

Qui l’entendait se mettait à vivre et à prendre vigueur. Saint Pierre dira de lui « Il faisait le bien là où il passait », comme on dira de ses disciples « Voyez comme ils s’aiment ».

En lui, toute personne pouvait puiser en abondance. « Croître et multiplier ». Et devenait source.

Alors, maintenant, revenons au film de st Matthieu.

Jésus s’approche des femmes avec une exquise délicatesse : « Je vous salue » dit-il : Khairete en grec : réjouissez-vous. Chalom en hébreu : la paix avec vous.

Elles, elles viennent du tombeau, du côté de la mort. Le vivant, lui, vient d’ailleurs : du côté de la joie.

 

Voilà, nous savons tout de la Résurrection.

Il nous suffit d’accepter et de ratifier le comportement de Jésus, de donner raison à sa Parole.

Il nous suffit de dire la paix et la joie.

Il nous suffit de faire entrer en nous son accent rocailleux de Galilée et la musique de sa langue. Et d’aller au-devant de ceux que la mort tire à elle.

Si quelqu’un doit ressusciter, c’est nous.

Dès aujourd’hui.

Que la parole de l’Eternel s’accomplisse en nous.

Réjouissez-vous. Soyez en paix.

père dominique nicolas

 

17 avril 2017 |

HOMÉLIE ANCIENNE POUR LE GRAND ET SAINT SAMEDI

« Éveille-toi, ô toi qui dors »

Que se passe-t-il ? Aujourd’hui, grand silence sur la terre ; grand silence et ensuite solitude parce que le Roi sommeille. La terre a tremblé et elle s’est apaisée, parce que Dieu s’est endormi dans la chair et il a éveillé ceux qui dorment depuis les origines. Dieu est mort dans la chair et le séjour des morts s’est mis à trembler. ~

C’est le premier homme qu’il va chercher, comme la brebis perdue. Il veut aussi visiter ceux qui demeurent dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort. Oui. c’est vers Adam captif, en même temps que vers Ève, captive elle aussi, que Dieu se dirige, et son Fils avec lui, pour les délivrer de leurs douleurs. ~

Le Seigneur s’est avancé vers eux, muni de la croix, l’arme de sa victoire. Lorsqu’il le vit, Adam, le premier homme, se frappant la poitrine dans sa stupeur, s’écria vers tous les autres : « Mon Seigneur avec nous tous ! » Et le Christ répondit à Adam : « Et avec ton esprit ». Il le prend par la main et le relève en disant : Éveille-toi, ô toi qui dors, relève-toi d’entre les morts, et le Christ t’illuminera.

« C’est moi ton Dieu, qui, pour toi, suis devenu ton fils ; c’est moi qui, pour toi et pour tes descendants, te parle maintenant et qui, par ma puissance, ordonne à ceux qui sont dans les chaînes : Sortez. À ceux qui sont dans les ténèbres : Soyez illuminés. À  ceux qui sont endormis : Relevez-vous.

« Je te l’ordonne : Éveille-toi, ô toi qui dors, je ne t’ai pas créé pour que tu demeures captif du séjour des morts. Relève-toi d’entre les morts : moi, je suis la vie des morts. Lève-toi, œuvre de mes mains ; lève-toi, mon semblable qui as été créé à mon image. Éveille-toi, sortons d’ici. Car tu es en moi, et moi en toi, nous sommes une seule personne indivisible.

« C’est pour toi que moi, ton Dieu, je suis devenu ton fils ; c est pour toi que moi, le Maître, j’ai pris ta forme d’esclave ; c’est pour toi que moi, qui domine les cieux, je suis venu sur la terre et au-dessous de la terre ; c’est pour toi, l’homme, que je suis devenu comme un homme abandonné, libre entre les morts ; c’est pour toi, qui es sorti du jardin, que j’ai été livré aux Juifs dans un jardin et que j’ai été crucifié dans un jardin.

« Vois les crachats sur mon visage ; c’est pour toi que je les ai subis afin de te ramener à ton premier souffle de vie. Vois les soufflets sur mes joues : je les ai subis pour rétablir ta forme défigurée afin de la restaurer à mon image.

« Vois la flagellation sur mon dos, que j’ai subie pour éloigner le fardeau de tes péchés qui pesait sur ton dos. Vois mes mains solidement clouées au bois, à cause de toi qui as péché en tendant la main vers le bois. ~

« Je me suis endormi sur la croix, et la lance a pénétré dans mon côté, à cause de toi qui t’es endormi dans le paradis et, de ton côté, tu as donné naissance à Ève. Mon côté a guéri la douleur de ton côté ; mon sommeil va te tirer du sommeil des enfers. Ma lance a arrêté la lance qui se tournait vers toi.

« Lève-toi, partons d’ici. L’ennemi t’a fait sortir de la terre du paradis ; moi je ne t’installerai plus dans le paradis, mais sur un trône céleste. Je t’ai écarté de l’arbre symbolique de la vie ; mais voici que moi, qui suis la vie, je ne fais qu’un avec toi. J’ai posté les chérubins pour qu’ils te gardent comme un serviteur ; je fais maintenant que les chérubins t’adorent comme un Dieu. ~

« Le trône des chérubins est préparé, les porteurs sont alertés, le lit nuptial est dressé, les aliments sont apprêtés, les tentes et les demeures éternelles le sont aussi. Les trésors du bonheur sont ouverts et le royaume des cieux est prêt de toute éternité. »

15 avril 2017 |

Homélie du Frère Christian de Chergé (Jeudi-Saint 13 avril 1995)

MÉDITATION

Il m’a aimé jusqu’à l’extrême, l’extrême de moi, l’extrême de lui… Il m’a aimé à sa façon qui n’est pas la mienne. Il m’a aimé gracieusement, gratuitement… J’aurais peut-être aimé que ça soit plus discret, moins solennel. Il m’a aimé comme je ne sais pas aimer : cette simplicité, cet oubli de soi, ce service humble et non gratifiant, sans aucun amour propre. Il m’a aimé avec l’autorité bienveillante mais incontournable d’un père, et aussi avec la tendresse indulgente et pas très rassurée d’une mère.

J’étais blessé au talon par l’ennemi commun, et le voilà à mes pieds : ne crains rien, tout est pur. Comme Pierre, j’ai honte: il m’est arrivé, à moi aussi, de trébucher à sa suite, et même de lever le talon contre lui car il y a un peu de Judas en moi, et j’ai bien envie de chercher refuge dans la nuit, surtout quand la lumière est là, fouillant mes ténèbres. Par bonheur, il ne regarde que mes pieds, et mes yeux peuvent fuir. L’eau qu’il a versée va-t-elle réussir à me faire pleurer ? Moi qui rêvais de l’amour comme d’une fusion de moi en Lui, c’est une transfusion qu’il me faut: son sang dans mon sang, sa chair dans ma chair, son Cœur dans le mien, présence réelle d’homme marchant en présence du Père.

Hélas ! L ‘amour se dévoilait, et déjà il m’échappe. Il était là, à mes pieds, tout à moi. Je n’ai pu le retenir. Le voilà qui passe aux pieds du voisin et de Judas lui-même, de tous ceux-là dont on ne sait s’ils sont disciples en vérité, et qu’il m’a fallu accepter : c’était le prix à payer pour rester avec Lui, et pour avoir droit, ce soir, au pain et à la coupe. II a aimé les siens jusqu’à l’extrême, tous les siens, ils sont tous à lui, chacun comme unique, une multitude d’uniques…. C’est un exemple que je vous ai donné : la leçon de choses est là, sur la table, avec ce pain et cette coupe à partager, mais le livre du Maître, c’est ce geste de serviteur cœur et corps livrés, là, de pieds en pieds, de frère en frère, pour graver la mémoire.

« Mon frère et ma sœur, et ma mère, ce sont ceux-là qui feront, aux plus petits de mes frères, ce que j’ai fait là avec vous ». Rien de plus pur désormais qu’une assemblée de frères s’aimant de proche en proche jusqu’à l’extrême de la patience et de la compassion, afin qu’aucun ne se perde de ceux que Jésus, notre frère, offre à son Père, comme son propre Corps et son propre Sang.

Homélie du Frère Christian de Chergé (Jeudi-Saint 13 avril 1995)

14 avril 2017 |

à propos de Jean – chapitre 11 –


Il se trouve que dans plusieurs groupes, nous avons eu la chance de partager autour de ce chapitre de St Jean et de dire comment nous le recevions. Finalement, nous en sommes arrivés à surtout nous poser une question inhabituelle – donc,  nous vous la posons à vous aussi : pourquoi Jésus reste-t-il sur place là où il est, quand Marthe et Marie lui envoient un messager pour le faire venir auprès de Lazare ?

La question se redouble lorsqu’on s’aperçoit que Jésus, toujours immobile, reste en route, hors du village où tout le monde l’aurait attendu comme un sauveur.

Nous avons vraiment cru comprendre que Jésus ne voulait pas être pris pour un « faiseur de miracles » et encore moins pour un magicien… Pour quelqu’un qui résoudrait nos problèmes à notre place sous prétexte que nous ne pourrions rien faire. Justement, il ne veut pas jouer au sauveur, ni répondre à notre place.

Par ricochet, l’immobilité de Jésus nous a conduits à regarder les mouvements dans cet évangile. Le plus notable est celui des gens de Jérusalem qui enveloppent Marie de leur compassion et courent après elle comme ces vastes ombres où la silhouette s’amplifie au soleil couchant.

Ce mouvement-là est presque cinématographique comme un grand travelling. Mais il y avait d’autres auparavant. Par exemple lorsque l’apôtre Thomas se prendra pour Athos, Portos ou Aramis et, dans un joli mouvement de menton,  lancera à ses amis : « Allons  et mourons avec lui ».

Mais Thomas, ce mousquetaire avant l’heure, nous a mis sur une nouvelle piste de questions : quels sont les liens des mouvements et du mourir ?

Or il se trouve que, justement, ce chapitre de l’Évangile commence en rappelant le geste de Marie qui a versé du parfum sur les pieds de Jésus. Et quand tout le monde, Judas en tête, assassine Marie de reproches, c’est Jésus qui leur dit « elle a fait cela comme un embaumement pour ma mise au tombeau ».

Le geste de Marie est en lien avec la mort ; l’héroïsme de Thomas est en lien avec la mort ; les gens de Jérusalem entourant Marie courent au cimetière en pensant qu’elle va y pleurer ; Marthe et Marie, à tour de rôle, quand elles s’adressent à Jésus lui parlent de la mort.

On dirait que tous, chacune et chacun, n’ont que les larmes et la mort en tête.

Nous revenons alors à nos questions du début : L’immobilité de Jésus ne serait-t-elle pas le signe qu’il a, lui, autre chose en tête — et très précisément qu’il a en tête celui dont il a parlé depuis le début : son Père ? Alors, pour lui, la cohue et le brouhaha ne sont que des embouteillages qui entravent la route vers l’essentiel, vers le seul vrai, vers le seul vraiment vivant.

(Après tout c’est le même Jésus qui venait de dire à la même Marthe qui se dépensait tant et plus pour le bien recevoir : « Marthe, Marthe, tu t’agites pour bien des choses, mais un seul est nécessaire »).

Premier blocage sur la route de Jésus : le trop-plein, l’absence de vide. Là où il n’y a pas de place pour un autre. L’absence d e Souffle.

Puis, en avançant de question en question, il nous a paru clair qu’un autre obstacle s’était présenté sur la route de Jésus : il est contraint à l’immobilité si l’on ne se met pas à l’œuvre soi-même en soi-même. Le couple des deux sœurs envoie un messager auprès de Jésus. Elles sont dans la peine mais ne se déplacent pas. Quand Marthe parlera avec Jésus, elle lui récitera d’abord des phrases apprises dans son catéchisme. Et c’est Jésus qui devra lui demander ce qu’elle croit, elle. De la même façon, Jésus n’entrera dans le village de Béthanie qu’après le mouvement de Marie pour aller le chercher. Elle n’est plus restée enfermée dans sa maison. Elle est sortie vers lui, elle lui a parlé personnellement, elle lui a parlé de ce frère qu’elle aimait. Elle, en tant qu’elle-même.

Et là, Jésus devient lui-même. L’émotion lui serre la gorge, les larmes lui viennent

C’est du fond de lui-même qu’il va pouvoir crier, face à la mort,  d’une voix forte :

« Lazare, viens dehors ! » — comme, au premier jour de la création, le Père Éternel avait crié à la face du néant le nom de tout ce qu’il appelait à vivre.

Et le même Père, dans peu de temps, juste dans deux semaines, appellera dans sa Vie Éternelle d’Amour ce Jésus qui aura pris la place de Lazare dans son tombeau.

Qui aura pris notre place dans nos tombeaux et qui pourra nous mettre en communication directe avec son Père par la résurrection.

Puisque Dieu sera devenu notre Père. Et que nous aurons reconnu qu’il est notre Père. Et que nous saurons que nous sommes sœurs et frères. En lui et par lui vivants.

Amen

père dominique nicolas

2 avril 2017 |