Il découvre la honte. Il découvre ce sentiment de ne pas être à la hauteur, de ne pas être comme il devrait être. Ce sentiment s’impose alors à lui comme une évidence : Dieu le juge forcément négativement pour une partie de ce qu’il est. La honte est une gifle, un sentiment total qui nous submerge et qui nous décompose. Nous voulons alors disparaître, ne plus être là, quand elle nous tombe dessus comme un coup de massue. Nous nous cachons. Nous nous jugeons alors complétement indigne et nous en sommes profondément affectés, parfois très durablement. Nous sommes meurtris par la honte. Elle nous plonge dans la tristesse.
Adam est un homme nu et il a maintenant honte de son état d’homme nu. Là, est le premier fruit du mal. Ce mal n’est pas dans le fait qu’Adam se sache nu. Non, le mal s’insinue dans l’esprit d’Adam quand il prête à Dieu une pensée qui n’est pas celle de Dieu. Pour lui, Dieu le voit forcément mal, car lui, Adam, est nu ! Et bien plus que cela, Dieu aurait même fait l’hypocrite en ne lui disant rien auparavant sur sa nudité. Alors que sa nudité est pour Dieu un élément pas plus important que d’avoir un grain de beauté sur la joue, il attribue à Dieu un jugement mauvais et une attitude fausse. Il s’approprie ainsi Dieu. Il se trompe sur la nature de Dieu. Il attribue à Dieu un jugement et une attitude qui ne sont pas ceux de Dieu. Ce récit de la signification du début de l’humanité nous dit ainsi comment le mal s’insinue dans le monde et comment il ébranle la relation entre Dieu et l’homme.
De même, les scribes qui descendent de Jérusalem pour évaluer les actions du Christ qui guérit les malades s’approprient-ils Dieu. Ce sont des experts de Dieu qui descendent de Jérusalem et ils sont formels : c’est parce que Jésus est le chef des démons qu’il expulse les démons. Pour eux, le Christ est mauvais. Ils reconnaissent ainsi d’un côté la puissance des actions du Christ – les guérisons – et d’un autre côté rabatte cette puissance sur quelque chose de mauvais. D’une certaine manière la guérison des malades par Jésus ne ferait, alors pour eux, qu’accroitre le mal. En guérissant, Jésus, il ferait le mal. Les scribes, tout comme Adam, se sont approprié Dieu. Pour eux, Dieu ne peut pas être là dans ces guérissons. Pour eux, Dieu n’intervient pas comme ça. Ce n’est pas dans sa logique.
Et c’est sur ce terrain de la logique que le Christ va répondre : « si Satan s’est dressé contre lui-même, s’il est divisé, il ne peut pas tenir ; c’en est fini de lui ». Car chasser les démons, pour le Christ, c’est guérir les gens ; et guérir les gens, c’est les libérer de ce qui les emprisonnait. Et ce que nous dit le Christ, c’est que ce sont bien deux forces opposées qui s’affrontent. Lui, force du bien, force de la vie, affronte les forces du mal, les forces de la mort. Le Christ nous le dit « personne ne peut entrer dans la maison d’un homme fort et piller ses biens, s’il ne l’a d’abord ligoté ». Lui, le Christ, doit ligoter le mal, pour redonner de la vie aux hommes.
Ainsi les scribes s’approprient-ils Dieu. Ils ne le cherchent plus, mais ils le conditionnent à leur propre pensée et ils se trompent sur la nature de Dieu, ils se trompent sur la nature de Jésus. Et c’est là que cette parole de Jésus, qu’il nous faut comprendre, est dite sur le blasphème contre l’esprit : « Tout sera pardonné aux enfants des hommes : leurs péchés et les blasphèmes qu’ils auront proférés. Mais si quelqu’un blasphème contre l’Esprit Saint, il n’aura jamais de pardon ». Ce blasphème n’est pas celui de ces énervements ou de ces colères où les mots fusent contre Dieu, il n’est pas celui non plus de nos manquements ou de nos petites ou grandes trahisons. Non, il est dans une appropriation de Dieu sous une forme qui le défigure complétement. Quand les scribes disent que le Christ chasse les démons parce qu’il est le chef des démons, ces scribes défigurent complétement Dieu. Ils décident avec autorité que les actes de guérisons qui se déroulent sous leurs yeux ne sont pas l’œuvre de Dieu.
Avec Adam, le mal et la mort se sont insinués dans le monde ; avec le Christ, c’est la promesse d’une vie d’homme guéri, d’homme libéré, d’homme ressuscité qui prend pied dans le monde. Avec Adam, c’est-à-dire à un moment de la création, la relation de Dieu à l’homme s’est abimée ; avec le Christ, cette relation est renouvelée. Il nous faut être attentif, sœurs et frères, à ce récit de la Genèse qui nous raconte notre profonde humanité et aux évangiles qui nous disent le travail qu’opère le Christ dans cette humanité. Il nous faut être vigilant à ne pas nous approprier Dieu, à ne pas le mettre dans le cadre de nos seules pensées et à ne pas le mettre dans les seuls contours de notre Eglise.
Il nous faut, à nous, disciples du Christ, chercher Dieu sans cesse pour ne pas le défigurer en nous l’appropriant. Il nous faut rester ouvert à son souffle et laisser notre pensée être façonnée par son souffle. C’est pourquoi il nous faut cultiver notre relation à Dieu à travers la prière, le partage de la parole, les sacrements, la découverte et l’aide aux autres et à la création. Il s’agit de connaître Dieu comme il est pleinement, comme il est réellement, c’est-à-dire Dieu d’amour et de libération. Nulle honte ne sera trouvée là, mais la pleine joie nous sera donnée. Ainsi comme le dit St Paul, l’homme ou la femme intérieur que nous sommes se renouvellera de jour en jour, et nous rayonnerons de joie.
Amen