par Francis Roy, diacre
« Pour la foule, qui suis-je ? » Étonnante, cette question que Jésus pose à ses disciples. Que cherche-t-il à savoir ? A-t-il des doutes sur l’image qu’il renvoie aux foules qui le suivent ? Veut-il s’assurer que les gestes qu’il pose, que les paroles qu’il dit correspondent bien à sa mission, qui est de révéler son Père à tous les hommes ?
Dans l’évangile de Luc, cette question « qui suis-je ? » est posée après bien des signes, après bien des guérisons et bien des discours de Jésus. Elle suit immédiatement l’épisode de la multiplication des pains, un temps fort de l’évangile, un signe décisif, et symboliquement riche sur l’identité de Jésus. Il vient de nourrir une foule de cinq mille hommes à partir de cinq pains et deux poissons ; chacun a été rassasié, et la quantité de restes est impressionnante.
Mais Jésus se rend bien compte que toutes ces personnes n’ont pas vraiment compris. Ils ont vu l’extraordinaire, ils ont bénéficié de ses miracles, de ses guérisons, mais ont-ils perçu leur réelle signification ? Alors il interroge ses disciples. Ils doivent bien avoir des échos de ce que les gens disent de lui.
La question de Jésus est étonnante, mais les réponses ne le sont pas moins. Elles disent toutes un personnage du passé qui serait revenu. Il ne serait, en quelque sorte, qu’un « revenant », un personnage extraordinaire, plus ou moins ancien, mais déjà connu, qui reviendrait faire un petit tour supplémentaire. Aucune n’envisage que Jésus, cet homme qui pourtant parle et agit là, devant leurs yeux, puisse être simplement lui-même, une personne du présent. Tous ces gens n’ont donc vu que des redites, que la répétition de gestes déjà accomplis par d’anciens prophètes. Ils sont comme passés à côté du sens totalement nouveau que Jésus propose à travers les signes qu’il accomplit.
Et par ailleurs, le visage de Jésus varie aussi selon les époques et les cultures. Nous autre catholiques ou protestants ne voyons Jésus que par la croix. Nos frères orthodoxes voient d’abord le Christ Pantocrator, le Messie non plus souffrant mais triomphant, le Christ en sa gloire, présent dès la création du monde. Cette différence de représentation traduit une conception du salut différente. Voir Jésus comme le crucifié, tout en croyant à la résurrection, c’est le voir comme mort pour nous à cause de nos péchés et risquer d’entretenir une religion de la culpabilité. Pour l’Orient on peut dire tout simplement : Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu et le Christ est montré en sa gloire où il nous précède et nous attire. Ce positivisme me plait bien, me battant depuis plus de cinquante ans contre le sentiment de culpabilité transmis par mon éducation.
Et nous constatons aujourd’hui, chez la plupart de nos contemporains, et même chez certains croyants, la même ignorance vis-à-vis de Jésus que celle de ses contemporains : Ce Jésus, qui a vécu il y a deux mille ans et qui a fait de si belles choses, qui a dit de si belles paroles… mais qui resterait un personnage du passé ! Si c’était le cas, nous ne serions pas là aujourd’hui, dans cette église, ni vous ni moi !
Si Jésus interroge d’abord ses disciples sur ce que pense la foule, il prolonge la question : « pour vous, qui suis-je ? » Cette question, il nous la pose à nous aussi, aujourd’hui. Pour moi, qui est Jésus ? Il ne s’agit pas là de répondre à la manière du bon élève qui a bien appris sa leçon. Il ne s’agit pas seulement d’une question faisant appel à nos connaissances historiques ou à notre savoir intellectuel. Certes, cette connaissance n’est pas inutile, mais elle ne permet de répondre qu’à une partie de la question de Jésus : « qui suis-je ? ». Il manque le « pour vous… ? ». Même la réponse de Pierre, que l’on pourrait considérer comme « la » bonne réponse : « tu es le Messie de Dieu » ; même cette réponse ne dit pas tout. Pierre a bien compris, contrairement à la foule, que cet homme n’est pas qu’un prophète de plus, ni la réincarnation d’un ancien prophète. Mais quand il dit « le Messie », il a en tête, comme tout bon juif de l’époque, ce personnage politique tant espéré, qui va sauver Israël en restaurant la royauté, et en chassant l’occupant romain par la force toute-puissante de Dieu, comme au temps de Moïse libérant les hébreux d’Égypte, par le passage à travers la mer. C’est ce Messie-là qui était attendu.
« Tu es le Messie de Dieu » dit Pierre. Or, que répond Jésus ? Rien. Silence approbateur. Oui, je suis bien le Messie, mais pas celui auquel vous pensez. C’est pourquoi, pour éviter toute méprise, « il leur défendit vivement de le révéler à personne, en expliquant : « Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les chefs des prêtres et les scribes, qu’il soit tué, et que, le troisième jour, il ressuscite. » Aucun rapport avec cette image rêvée du Messie Tout-Puissant ! Le peuple d’Israël de l’époque n’est pas prêt à accueillir ce Messie vulnérable, rejeté et tué. Nos contemporains le sont-ils davantage ? Nous-mêmes, sommes-nous bien clairs sur l’image que nous avons du Messie, c’est-à-dire du Christ, sur cette vulnérabilité extrême qui va l’entraîner jusqu’au don de sa propre vie pour nous tous ?
Alors, si même cette réponse de Pierre n’est qu’une fausse bonne réponse, quant à nous, que devons-nous répondre ? « Pour vous, qui suis-je ? »
« Pour toi, qui suis-je ? » me demande Jésus chaque jour. C’est aussi la question que nous pose le monde dans lequel nous vivons. Que vais-je répondre ?
— Est-il pour moi un personnage du passé, ou bien un compagnon de chaque jour ?
— Est-il celui qui va me délivrer en faisant périr mes adversaires, ou bien celui qui va m’aider à traverser mes angoisses en me tenant simplement par la main ?
— Est-il celui qui me dicte avec autorité ce qui est bien et ce qui est mal, ou celui qui me guide avec tendresse sur le chemin qu’il me propose ?
— Est-il celui qui m’a envoyé cette maladie, ou celui qui pleure avec moi sur mon lit de souffrance ?
— Est-il celui dont je crains la colère, ou celui à qui je confie mes difficultés, mes inquiétudes, en toute confiance ?
Chacun de nous peut continuer la liste. Mais quelles que soient nos réponses, Jésus lui-même nous assure que, même s’il nous faut porter notre croix chaque jour pour le suivre, notre vie sera sauvée si nous acceptons de la perdre pour lui.
Et l’amoureux des psaumes que je me targue d’être vous dit très simplement que le psaume 62 que nous avons chanté tout à l’heure est pour moi une réponse possible à la question de Jésus : « Pour toi qui suis-je ? ». Lisons-le, méditons ces paroles d’amour pour ce Dieu dont on est si démuni pour en bien parler, de cet inconnaissable mais cependant si attirant en qui chacun peut mettre toute sa confiance. Vivons ce psaume, afin que le monde, si assoiffé de Dieu sans même le savoir, puisse le reconnaître en nous. Laissons résonner en nos cœurs cette question que Jésus nous pose aujourd’hui : « Pour vous, qui suis-je ? » et prenons le temps d’apporter, petit à petit, jour après jour, par notre vie quotidienne toute simple, une réponse qui soit, pour les foules assoiffées de vérité, une véritable annonce de l’évangile. Amen !