Après avoir prêché en paraboles, sur la barque qui sert de porte-voix et de chaire, Jésus invite ses disciples à traverser le lac. Une parabole en acte. C’est le soir, il fait sombre, la barque porte-parole navigue vers l’autre rive. Les disciples s’embarquent pour une parole de foi. Mis en mouvement par la parole de Jésus, c’est aussi leur foi qui bougera jusqu’à la question : mais « qui est-il donc ? » Jésus, Parole vivante, traverse la mer avec ses amis, pour les ouvrir à la paix d’une traversée intérieure.
La mer, si vaste et si profonde, Dieu la traite comme une enfant : qui donc a retenu la mer avec des portes, quand elle jaillit du sein de l’abîme ? Quand je l’enveloppai de nuages pour lui servir de langes ; quand je lui imposai des limites : “Tu viendras jusqu’ici ! Tu n’iras pas plus loin, ici s’arrêtera l’orgueil de tes flots !” (première lecture) Et la même masse des eaux, grondante et bouillonnante, se jette dans la barque des disciples, quand le Maître dort cette nuit de traversée vers l’autre rive. Ils le réveillent et voici qu’il traite la mer comme une enfant : “silence, tais-toi !” Le silence commandé advient.
Alors la question jaillit : “qui est-il celui-là, pour que même le vent et la mer lui obéissent ?” Une fausse question pour les gens de la Bible. Une question rhétorique, comme dans le livre de Job : qui donc a retenu la mer avec des portes ? Toi, Seigneur ! qui d’autre ? Mais voilà, tant que c’était dit du Dieu du ciel, tout le monde était d’accord. Maintenant il semble que la question touche un homme, celui qui dormait sur le coussin à l’arrière. Et c’est un homme véritable, pas un surhomme : il dort, lui. Les psaumes disaient :
Non il ne dort pas ne sommeille pas le gardien d’Israël.
Le Seigneur, ton gardien se tient près de toi.
Le soleil durant le jour ne pourra te frapper, ni la lune durant la nuit.
Il te gardera au départ et au retour.
L’homme qui dort à l’arrière sur le coussin, celui là serait-il le Seigneur qui ne dort ni ne sommeille ? Les disciples n’ont pas le temps d’y réfléchir, ils crient : “Maître, nous sommes perdus, cela ne te fait rien ?” Qui est-il celui-là, puisque c’est un homme en toute vérité, et qu’il pose des actes dont on sait bien qu’ils sont ceux de Dieu ? On le tuera sur ce motif d’ailleurs, tant il faut que chaque chose soit à sa place : Dieu dans son ciel et sa puissance, l’homme sur la terre et la mer, dans les remous de l’existence périssable. Que Dieu reste chez lui, exception faite de ces moments où nous crions à la mort et où Dieu doit nous sauver…
Jésus, la preuve que c’est un homme : il sera tué. Mais une fois encore, un ordre sera donné à l’abîme le plus profond, et l’abîme, frémissant à la voix souveraine, obéira. Si Dieu parle qui contestera ?… Jésus est ressuscité, pour nous.
Jésus pose une question lui aussi : “pourquoi avoir peur ? Comment se fait-il que vous n’ayez pas la foi ?” Il pose la question comme peut la poser un homme qui demeure en Dieu. Paul a compris cela plus tard, et il ose annoncer : Désormais nous ne connaissons plus personne à la manière humaine (selon la chair) : si nous avons compris le Christ à la manière humaine (selon la chair), maintenant nous ne le comprenons plus ainsi. Si donc quelqu’un est en Jésus Christ, il est une créature nouvelle (deuxième lecture). Une créature nouvelle, c’est la même que la créature première, mais en Dieu. La valeur ajoutée à nos vies, c’est Dieu lui-même. Non comme « un plus » ou « une option », mais comme une qualité qui concerne tout ce que nous sommes : nos corps, nos âmes, nos intelligences, nos paroles et nos actes. Jésus n’est pas 50% humain, 50% Dieu, et 100% Sauveur. Il est entièrement humain,… et il dort. Mais aussi entièrement Dieu, et il commande à la mer : à ses yeux, elle est comme un enfant en colère. Et tout se calme.
Nous de même, nous ne serons jamais seulement des moitiés d’humains. Nous sommes entièrement constitués en humanité, tous et toutes, depuis le premier commencement de nos vies. Et si la grâce nous est donnée de devenir l’humanité de Dieu, notre humanité, à chacune et à chacun, sera entièrement plongée en Dieu, comme nous fûmes entièrement et définitivement plongés dans la mort et la résurrection du Christ le jour de notre baptême, la grande traversée.
Pourquoi avoir peur ? Le ciel et la terre, la mer et tout leur peuplement, la colère des peuples ligués entre eux contre le Seigneur et son Messie, qu’est-ce que tout cela ? Les épreuves qui jalonnent nos vies, et surtout celles d’aimer jusqu’à donner sa vie… qu’est-ce que tout cela ? Rien qui ne soit entendu avec Dieu. Rien qui ne vienne s’inscrire dans la vie de l’Alpha et de l’Oméga, le Christ notre Seigneur et notre frère. Rien qui ne soit déjà contenu dans le risque infini que Dieu a pris en nous créant, en nous sauvant, en nous donnant son Esprit. La foi au Christ ne nous donnera pas de certitudes abstraites. La foi fera de nous des hommes et des femmes, souvent faibles, mais qui, par une grâce indicible, tiennent fermes dans les remous si nombreux de la vie. Submergés mais pas noyés, mis à l’épreuve mais pas anéantis, insultés mais pourtant recherchés par qui n’en peut plus. Parce que désormais, dès l’instant où nous sommes rejoints par la mort et la résurrection de Jésus, nous sommes là, comme le Christ, pour celles et ceux qui n’en peuvent plus. Et des fois, nous les connaissons bien ceux et celles qui n’en peuvent plus : c’est nous !
“Maître, nous périssons, cela ne te fait rien ?” Rester debout comme des veilleurs, résister à la vague dominante, être présents dans la tourmente, présenter un autre aspect de la réalité, connaître l’art du contretemps, s’opposer farouchement et pourtant rester en lien, tous ces actes imposent du silence dans la tempête, et même la mort recule. Car nous sommes devenus capables de lui faire lâcher prise et de la transformer elle aussi : le Christ est sorti victorieux de cet abîme susceptible de contenir les mondes. Notre foi est là : croire jusqu’au dernier souffle qu’ici et maintenant rien ne peut échapper à la puissance du salut. Si telle est notre foi, si nous voulons vraiment vivre cela, alors nous sommes l’humanité de Dieu, vraiment, entièrement.
Et toi Emma, qui viens te nourrir du corps du Christ pour la première fois, tu prends des forces pour avancer dans la vie sur la route du Royaume en tenant bien fort la main de Jésus. Tu seras sa disciple pour aider tous tes parents et amis. Tu deviens avec nous porteuse de l’espérance qui nous aide à marcher malgré toutes les difficultés de la vie.
Amen.
Francis ROY, diacre